
Sunday Press / 77
(…) Le fait nouveau, c’est le malheur arabe. Ou plutôt, car ce malheur date de plusieurs décennies, que ce malheur s’est mis en marche. Être arabe aujourd’hui, à des degrés divers et sous des formes différentes, c’est être dominé, manipulé, abêti, méprisé, formaté, embrigadé, écrasé, et pour finir emprisonné, torturé, massacré par les deux dictatures qui règnent à tour de rôle dans la même aire géographique, la dictature militaire et la dictature islamiste. Elles se combattent à mort, mais elles sont complices pour entretenir le peuple dans un état d’infantilisme et de minorité perpétuel. Excuser la dictature militaire parce qu’elle protégerait les populations du fanatisme religieux, c’est oublier que c’est justement cette dictature qui aliment le progrès de ce fanatisme. Traiter avec indulgence l’islamisme radical sous prétexte qu’il serait la « religion des pauvres », ce serait excuser le national-socialisme sous prétexte qu’il était, parmi d’autres, le parti des ouvriers allemands. Je ne sais, de ces deux dictatures, laquelle est la pire ; je ne sais où est le moindre mal. Ou plutôt si : dans mon for intérieur, je pense que la pire est la dictature religieuse ; d’abord parce qu’elle est la plus longue, la plus difficile à éradiquer ; mais surtout parce qu’elle ne se contente pas des horreurs de la contrainte étatique ; elle exige de ses victimes un consentement actif, une adhésion de l’âme. (…) Que se passera-t-il le jour où Bouteflika, cette momie qui prolonge en Algérie les incertitudes d’une veillée d’armes, passera de la mort virtuelle à la mort déclarée ? Il est à craindre que la lutte entre l’armée et les islamistes radicaux ne reprenne de plus belle, avec une férocité redoublée. Cette lutte, que le pays a déjà connue une première fois, faisant quelques 200 000 morts, se déroulerait à quelques centaines de kilomètres de notre côte méridionale. Nous nous sommes jusqu’ici assez bien accommodé du chaos libyen parce que les fugitifs avaient pour première destination l’Italie, qui pourtant n’a cessé de crier à l’aide dans le désert européen. Demain, c’est la France qui serait en première ligne. (…) Le communautarisme, c’est-à-dire la juxtaposition sur un même territoire de populations de plus en plus diverses par l’histoire, la langue, la culture, la religion, est lourd des guerres civiles de demain. Or, la politique poursuivie à l’école depuis des années ne va pas dans le sens d’une homogénéisation indispensable des diverses composantes de la population. Oui, plus que jamais, la mission de l’école est d’intégrer. À force d’insister sur l’identité de chacune de ses composantes, on a fini par perdre de vue l’identité de la nation elle-même. De grâce, ne nous racontons pas d’histoires : la seule garantie véritable de la paix entre les citoyens, c’est l’existence d’une culture commune, voulue par tous et défendue par tous.
Jacques Julliard, Marianne, 6 au 12 novembre 2015, N° 968.
(…) La Mort aux trousses de Hitchcock est le meilleur Bond au cinéma. Un homme apparemment ordinaire, plongé dans le plus grand des dangers ; une espionne, Eva Marie Saint, dans un train de nuit ; la plus belle scène d’action de l’histoire du cinéma, quand l’avion vient sulfater les récoltes, alors qu’il n’y a pas de récoltes ; un méchant génial, joué par James Mason. C’est la quintessence du style, cinématographique et vestimentaire ! Et il y a Cary Grant. Quand Sean Connery incarne pour la première fois 007, en 1962, dans James Bond contre Dr No, il fait du Cary Grant, comme tous les jeunes acteurs de l’époque. Cary Grant était le meilleur : dangereux, mystérieux, sexy. Comme Bond.
Sam Mendes, cinéaste, réalisateur de « 007 Spectre », Télérama, 7 au 13 novembre 2015, N° 3434.
(…) Beaucoup de choses m’attiraient dans le monde survivaliste. Être tout le temps au grand air, plutôt que coincé dans un bureau. Retourner à la nature, cultiver ma nourriture. Plus de paperasse ni de bureaucratie… Les meilleurs moments, c’était quand je travaillais dehors. Couper du bois me donnait une grande satisfaction, même si j’ai vite découvert que c’était un art que j’étais loin de maîtriser. C’était dans ces moments, quand je fendais l’air froid de l’automne avec ma hache que je me sentais le plus heureux à Utopia. (…) Ce qui m’a le plus manqué, c’était de la bonne musique. J’étais habitué à écouter les enregistrements parfaits des meilleurs orchestres de musique classique sur mon iPod. Et là, le mieux que je pouvais avoir, c’était un volontaire grattant sa guitare et couinant comme un chanteur de country avec un cancer de la gorge. J’ai tiré de nombreuses leçons de l’expérience Utopia. J’ai découvert la valeur des choses que je méprisais auparavant : nos institution sociales, aussi imparfaites soient-elles, et la myriade de petites avancées technologiques qui ont rendu nos vies plus confortables de celles de nos ancêtres – comme le papier toilette et le dentifrice. (…) Vivre dans la promiscuité avec un petit groupe de personnes fait ressortir certains aspects de la nature humaine que j’avais oubliés, ou plutôt réprimés. Les petites communautés sont comme une cocotte-minute, sans valve de décompression. La tension monte vite quand on se coltine les mêmes personnes tous les jours, sans la pommade de la consanguinité pour apaiser l’irritation. La jalousie et le ressentiment trouvent un terrain fertile dans les endroits confinés. Les citadins peuvent parfois regretter l’intimité de la vie de village, mais s’ils se trouvaient installés dans un hameau rural, ils regretteraient rapidement l’anonymat de l’existence urbaine.
Dyan Evans, universitaire fondateur de la communauté Utopia, propos recueillis par Guillaume Gendron, Libération Next, novembre 2015, N° 75.
(…) Son éducation sexuelle fut élémentaire : il fit la cour à sa première fiancée en se déguisant en prise électrique mâle, puis il se mit à lire Dostoïevski, et tout se gâta. Il devint romantique. Monté à New-York, Terry Gilliam réalisa des romans-photos avec un acteur débutant, Woody Allen, fit travailler Robert Crumb dans une revue, exécuta des dessins pour Goscinny dans « Pilote », et fut révulsé par la « bêtise absolue et hypocrite de la guerre du Vietnam ». Son divorce avec les Etats-Unis a débuté là : Terry Gilliam, depuis plus de trente ans, est devenu anglais, rebuté par les âneries des présidents américains successifs. Adopté par la bande des Monty Python, il a mis en œuvre leur philosophie, « faire rire le commun des mortels avec des trucs complétement idiots ». Dans le groupe, il fut le « barbare » et eux, les « êtres supérieurs ». D’où le tournage bizarre de son premier film « Sacré Graal » (1975) : « On avait repéré un mouton mort au bord de la route alors que nous en cherchions un pour le balancer du haut des remparts. Mais tout le monde s’était mis à vomir… » Ambiance. On connaît la suite : « La vie de Brian » (1979), épopée biblique kitsch signée par un autre Monty Python, Terry Jones, parti d’une idée simple : « Jésus-Christ : la soif de gloire ». À sa sortie, le film rassembla catholiques, protestants et juifs contre cette œuvre « sacrilège ». (…) Ces « Mémoires » nous permettent d’être dans la tête de Terry Gilliam. Mais comme il le souligne page 233 : « Merde ! C’est bien le dernier endroit où j’ai envie d’être. »
François Forestier, à propos de « Gilliamesque. Mémoires pré-posthumes », L’OBS, 5 au 11 novembre 2015, n° 2661.
Si quelqu’un est atteint d’une maladie incurable, ils cherchent à lui rendre la vie tolérable en l’assistant, en l’encourageant, en recourant à tous les médicaments capables d’adoucir les souffrances. Mais lorsque à un mal sans espoir s’ajoutent des tortures perpétuelles, les prêtres et les magistrats viennent trouver le patient et lui exposent qu’il ne peut plus s’acquitter d’aucune des tâches de la vie, qu’il est à charge de lui-même et aux autres, qu’il survit à sa propre mort, qu’il n’est pas sage de nourrir plus longtemps le mal qui le dévore, qu’il ne doit pas reculer devant la mort puisque l’existence lui est un supplice, qu’une ferme espérance l’autorise à s’évader d’une telle vie comme d’un fléau ou bien à permettre aux autres de l’en délivrer ; que c’est agir sagement que de mettre fin par la mort à ce qui a cessé d’être un bien pour devenir un mal. »
Thomas More dans Utopie (1516), le un, 4 novembre 2015, N°81.