
(…) Ce qui pencherait plutôt pour l’adoption de cette mesure (la déchéance de nationalité), c’est que la nationalité est fondée sur l’adhésion. C’est pourquoi à 18 ans on peut renoncer à la nationalité française si on en fait la déclaration explicite. La nation est un plébiscite de tous les jours, jusqu’à la majorité. La nationalité implique une conscience et un effort. Je suis très partagé car cette mesure de déchéance a été annoncée en catastrophe pour des effets largement symboliques. J’aurais préféré la mesure d’indignité nationale telle qu’elle existait en 1945, qui ne permet pas d’expulser une personne physiquement mais civilement, en la privant du droit de vote. (…) Le vrai problème, derrière cela, c’est l’intégration. Avec ce débat sur la déchéance de nationalité, on a trouvé le moyen d’éviter les questions. Or on intègre par le travail. Un étranger s’intègre en appartenant à une communauté de travail. Il s’inscrit dans un syndicat, participe du mouvement ouvrier. C’est ainsi que Polonais et Italiens sont devenus Français. Et on s’intègre par l’école, qui doit enseigner l’histoire de France par la chronologie et non de façon thématique. Hélas ! on cherche en vain la singularité française dans les programmes actuels.
Régis Debray, écrivain, le un, 20 janvier 2016, N° 90.
(…) L’histoire fourmille d’exemples de ce que l’on n’a pas voulu voir. On cite souvent les accords de Munich de septembre 1938, qui ont abandonné la Tchécoslovaquie aux mains de Hitler. Tout le monde pensait que la paix était sauvée, oubliant que Hitler voulait la guerre. Aveuglement d’une culture politique qui ne pouvait ni ne voulait envisager qu’un État souhaite délibérément le conflit armé ! Autre exemple, Mai 68 : personne n’imaginait l’ampleur qu’allait prendre l’événement, car ce n’était pas les syndicats ou les partis politiques qui avaient lancés le mouvement, et les étudiants n’étaient pas encore « légitimé » comme acteurs plausibles de l’histoire. Le général de Gaulle lui-même ne comprenait pas – « qu’est-ce qu’ils veulent donc ? ». D’autres cas de figure témoignent de la façon dont les schémas de pensée obscurcissent parfois la lecture des événements. Qui se doutait par exemple, quand tout le monde avait les yeux rivés sur le Japon, que la Chine deviendrait la deuxième puissance mondiale ? On n’imaginait pas, tout simplement, qu’une grande puissance économique puisse naître d’une économie de boutiques… Et quand Al-Qaida a déclaré la guerre aux États-Unis en 1996, le New-York Times n’y a consacré que trois lignes. On n’a pas compris non plus la révolution iranienne et l’alliance entre le parti communiste de ce pays et l’ayatollah Khomeyni – qui, au passage, a contredit toutes les prévisions de l’époque en réussissant à mettre une nation au service de l’islam. Les schémas nous aveuglent : on croit trop souvent que l’histoire n’est faite que par des dictateurs, des partis, des militaires ou des idéologies, et cette méprise aboutit à de faux diagnostics. (…) La première désillusion trouve son origine dans la certitude que le cours de l’histoire est inscrit dans le marbre. Qu’il s’agisse de la monarchie, du libéralisme, de la République ou du socialisme, l’histoire, quelle que soit l’idéologie, semblait mener inéluctablement vers la libération de nos sociétés, le progrès, technique et politique, étant largement associé à cette libération. On a cru ainsi que le fascisme et le nazisme ne seraient finalement que des incidents fâcheux ; ce fut un choc de réaliser que ce qui semblait tellement contraire au progrès pouvait s’enraciner durablement dans un pays. De même en France, en 1946, le rêve d’un avènement du socialisme par des élections démocratiques s’est dilué avec l’arrivée de De Gaulle et le début des Trente Glorieuses… À gauche, la désillusion fut grande. Sur ces erreurs d’appréciation, les images peuvent nous renseigner. Les actualités américaines, lors de la grande dépression d’après 1929, montraient par exemple des chômeurs une gamelle à la main. À la même époque, en Allemagne, la propagande nazie filmait des chômeurs attablés à une soupe populaire… que l’on retrouvait ensuite mieux habillés et revigorés ! Les vaincus de l’histoire apparaissaient soudain comme les vainqueurs de la rue. Une leçon à retenir quand, dans les prisons d’aujourd’hui, on sait que certains imams persuadent des délinquants qu’ils peuvent se réhabiliter en servant la cause de l’islamisme. Vaincus de l’histoire sociale, ces délinquants deviennent des héros virtuels.
Marc Ferro, historien, propos recueillis par Gilles Heuré, Télérama, 23 au 29 janvier 2016, N° 3445.
Certes, on trouvera toujours des convergences et des communautés entre deux auteurs. Ainsi, à bien des égards, s’agissant de l’école, de la culture et de la laïcité, la pensée d’Alain Finkelkraut n’est pas très éloignée de celle d’Élisabeth Badinter. Comme il serait difficile de dénoncer une école « néoréac » en soulignant ces convergences, on insistera sur d’autres, qui permettent d’associer Finkelkraut à Éric Zemmour. Il suffira ensuite d’y ajouter Richard Millet, cible parfaite mais déplacée, et Michel Houellebecq dont on oublie au passage qu’il incarna, pour le Monde, l’avant-garde littéraire. À quelles idées progressistes s’opposent donc ces affreux réactionnaires ? Leur principal pourfendeur, Daniel Lindenberg, les accuse de participer « au déploiement d’une véritable rhétorique d’extrême droite », fondée sur « la critique antimoderne d’une société ouverte. » (…) Et Daniel Lindenberg d’asséner que toutes les références aux Lumières, à la République, à la nation et même au féminisme sont dévoyées pour devenir les masques d’un racisme. Nous voici avertis. « La tentation est grande d’instrumentaliser les crimes de Daech. »
La principale force obscurantiste et réactionnaire ne serait donc qu’un prétexte à l’établissement d’une pensée véritablement réac. Orwell n’est jamais bien loin. Des actes proprement réactionnaires, dans le plein sens du terme, peuvent bien être commis en France. Ce n’est rien. Assassiner des dessinateurs coupables de blasphème, abattre froidement des juifs, mitrailler aux terrasses des cafés, massacrer les spectateurs du Bataclan, n’est-ce pas l’expression de la réaction la plus noire ? Eh bien non. Selon Daniel Lindenberg, le réac est celui qui n’accepte pas l’enfermement des femmes sous le voile et la contestation des enseignements historiques et scientifiques de l’école. Car tout cela n’a guère d’importance, on « instrumentalise » les meurtres pour valider une réhabilitation de l’humanisme, des Lumières, de l’école, de l’universalisme représenté par la République, qui sont autant de vieilleries réactionnaires. Pourquoi Lindenberg s’inquiète-t-il de l’évolution de la pensée depuis la chute du mur de Berlin ? Rien n’a changé. Avant 1989, les régimes issus des révolutions du XXe siècle passaient pour progressistes. Il n’y avait pourtant pas de société plus fermée et inégalitaire que la société soviétique, à l’exception des diverses dictatures laïques ou religieuses censées mener les anciens peuples coloniaux à l’émancipation. L’effondrement de ces prétendus régimes progressistes a bien provoqué, partout, des vagues réactionnaires. Sauf que la plus terrifiante et la plus raciste ne s’exprime pas par la plume, mais par la terreur et le meurtre de masse.
Guy Konopnicki, Marianne, 22 au 28 janvier 2016, N° 980.
Jean d’Ormesson a demandé à Manuel Valls s’il avait conscience de s’être « droitisé » et comment il vivait cette trahison. Car désormais c’est une affaire entendue dans presque tous les médias, François Hollande a dit adieu au socialisme. Il entraîne dans ce geste non seulement son gouvernement et son parti et la gauche entière. C’est une période terrible que nous allons continuer à vivre, tandis que les assassinats et les attentats des djihadistes se poursuivent un peu partout et, avec celui de Marseille, menacent la coexistence des communautés juives et musulmanes. La seule image de paix qu’on ait à cet égard aperçue est celle du pape visitant la synagogue à Rome. La réflexion qui m’a intéressée dans la réponse de notre Premier ministre, c’est celle à travers laquelle il a rappelé que l’accusation d’avoir viré à droite vient de l’obligation où se sont trouvés la police, la justice, le renseignement et même l’armée d’être mobilisés pour déjouer les menées de l’État islamique. Il a précisé qu’il s’agissait en somme de la perception que l’on avait de la sécurité, et qu’elle n’était pas une valeur de droite, mais au contraire une préoccupation populaire. Je dois dire que cela m’a rappelé une conversation que j’ai autrefois entendue entre François Mitterrand et Pierre Bérégovoy. À vrai dire, le Premier ministre de l’époque ne parlait pas, c’était le président de la République qui disait : « Sans doute notre ami Pierre Bérégovoy va-t-il nous rappeler une fois encore ses origines populaires et l’appréciation positive que l’on y trouve en ce qui concerne l’ordre et la sécurité. » Ce sont des débats permanents.
Jean Daniel, L’OBS, 21 au 27 janvier 2016, n° 2672.
(…) Pour un Génois, c’est presque impossible « C’est comme nous priver de la mer, du vent, des couchers de soleil, du sirroco, de la Sampdoria et du Genoa [les deux clubs de football de la ville], a écrit Francesco Cevasco dans le quotidien Il Corriera Della Sera du 15 janvier. La Vespa c’est la pensée en mouvement, c’est notre éducation sentimentale. Sans Vespa, pas de Gregory Peck et d’Audrey Hepburn dans Vacances romaines. Ceux qui polluent ne sont pas les propriétaires de Vespa, mais les conducteurs de voiture tout-terrain garées en triple file. Prenez garde, la Vespa [en français, la guêpe] pique quand elle est en colère. » Elle pique et s’organise. Un essaim de « vespistes » a lancé avec succès le hashtag #lamia vespanonsitocca (« Touche pas ma Vespa »). « La Vespa est née à Gênes et elle meurt à Gênes », ne craignent pas de proclamer les propriétaires de ces quasi-antiquités, bien décidés à ne pas céder à la loi. L’adjoint à l’environnement reçoit des centaines de courriels pour qu’il renonce à son interdiction. « J’ai eu moi-même un engin de ce type, rétorque-t-il dans la presse italienne. Elle polluait et la santé publique est quelque chose qui a son importance. » En attendant, prudemment, l’application de la directive de la municipalité a été au 1er avril.
Philippe Ridet, M Le magazine du Monde, 23 janvier 2016, n° 227.